II

« Surtout, passe bien le balai, dit le père de Reiter d’une voix faible. L’auberge... doit être... propre. »

Une quinte de toux secoua son corps frêle. Il mit les deux mains devant la bouche, mais Reiter vit tout de même des glaires s’échapper entre ses doigts osseux.

« Je m’en occupe, père, le rassura-t-il. Finis ta soupe.

— Peux pas. J’aime pas... le goût...

— Béa l’a faite exprès pour toi, ce matin, insista Reiter en s’efforçant de ne rien montrer de son impatience. Tu as besoin de reprendre des forces. Finis ton bol. »

Fermant résolument la porte, il retourna dans la grande salle. Le repas de midi avait été servi plusieurs heures auparavant et il ne restait plus que trois clients attablés : deux marchands éreintés, qui discutaient du prix du vin d’Ouestmarche et un homme de religion qui lisait un livre épais en silence. Reiter passa derrière le comptoir. Son épouse était en train d’affûter un couteau de cuisine.

« Tu veux bien apporter un autre thé à mon père ? lui demanda-t-il. Il ne va pas fort, aujourd’hui.

— Avec un peu de miel ? » s’enquit Béa avec compassion.

Reiter soupira. Le prix du miel avait monté ces derniers mois. Le marchand de Tristram était en retard. Ils espéraient le voir arriver d’ici une semaine, tout au plus, mais s’ils se trompaient, il n’y en aurait bientôt plus à l’auberge de l’Oasis.

« Ce ne serait pas raisonnable, trancha-t-il, avant d’ajouter, face au regard désapprobateur de sa femme : Si nous n’en avons plus, les clients seront mécontents et notre réputation en pâtira. Ce n’est pas ce que souhaiterait mon père. (L’expression de Béa s’assombrit encore.) Il te dirait lui-même de ne pas lui en donner s’il connaissait la situation. L’auberge est tout à ses yeux. C’est ce qu’il laissera derrière lui. (Le jeune homme se trémoussa quelques instants, nerveux, avant de finalement lever les mains en guise de reddition.) Très bien, donne-lui donc du miel. Mais juste une goutte. »

Le regard de Béa ne s’adoucit pas, bien au contraire, mais elle prépara tout de même le thé, auquel elle ajouta une généreuse cuiller de miel, avant de monter l’escalier.

Reiter poussa un nouveau soupir. Même s’il avait fini par céder, il savait qu’elle remettrait cela sur le tapis plus tard. Sans qu’il sache pourquoi, elle semblait adorer le rabaisser à la moindre occasion.

La porte de l’auberge s’ouvrit. Des bruits de pas résonnèrent dans l’auberge. Laissant son regard se perdre en haut de l’escalier quelques secondes de plus, Reiter accueillit finalement son nouveau client comme à l’accoutumée.

« Bienvenue à l’auberge de l’Oasis, mon bon monsieur. Que puis-je pour vous ?

— “Mon bon monsieur” ? À tout prendre, j’imagine que c’est mieux que “ma bonne dame” », lui répondit une voix de femme amusée.

Reiter se retourna brusquement pour se retrouver face à une armure lourde, celle-là même qu’il avait vue huit ou neuf ans auparavant. Heaume, cuirasse, fléau, tabard blanc frappé du symbole de Zakarum... pas de doute, c’était bien elle. Il en resta bouche bée.

La croisée ?

« Mes... mes excuses, madame », dit-il sans réfléchir.

Elle rit de bon cœur.

« Ah, nous y voilà. “Madame.” Je m’appelle Anajinn, tout simplement.

 — Toutes mes excuses... Anajinn. »

Était-ce bien ainsi qu’elle se nommait ? Elle n’était pas telle que dans son souvenir. Ses cheveux étaient plus longs et plus clairs, sa mâchoire lui semblait mieux définie et son nez un peu plus étroit. Étrangement, elle lui parut également plus jeune.

Il sentait que les autres clients de l’auberge s’intéressaient à la scène. C’était quelque peu réconfortant de se dire qu’il n’était pas le seul à être intimidé par la nouvelle venue.

« Vous faut-il une chambre ? s’enquit-il. Votre apprentie restera-t-elle avec vous ? »

Son apprentie... L’estomac de Reiter se noua alors qu’une profusion d’images lui revenait en mémoire : une table renversée, une tache qui lui avait valu bien des soucis... Mortifié, il réprima ce souvenir.

« Une chambre pour une personne suffira, lui répondit-elle. Je n’ai pas encore trouvé d’apprentie. Et j’aurais également besoin de consulter une nouvelle fois votre bibliothèque.

— Bien sûr, répondit Reiter en la conduisant vers la salle en question. Nous avons la plus belle collection de livres de... (Il s’interrompit soudain, fronçant les sourcils. Comment cela, elle n’avait pas encore trouvé d’apprentie ? Elle en avait pourtant bien une lors de sa précédente visite, non ? Sans doute sa mémoire lui jouait-elle des tours. Il décida donc de cesser d’y penser.) Euh, de tout le Kehjistan. En dehors de Caldeum, bien sûr.

— Je me suis rendue dans plus de trente endroits différents dans ce désert, et je crois que vous avez raison, votre père et vous, lui confirma Anajinn, dont l’armure cliquetait bruyamment à chacun de ses pas. Votre bibliothèque est de loin la plus belle qu’il m’ait été donné de voir en dehors des grandes villes. Je n’ai jamais rien vu de tel dans une petite bourgade de ce genre.

— L’idée est de mon père, expliqua Reiter. Le Repos de Caldeum est un village modeste, mais la plupart des gens qui quittent Caldeum ou s’y rendent par la route du sud font halte ici. C’est à cause de l’oasis, vous comprenez. La dernière occasion de faire provision d’eau avant de s’engager dans la partie la plus aride du désert. Mon père s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup d’universitaires, d’érudits et de pèlerins qui ne souhaitaient pas loger à la taverne du village, alors, il a décidé de leur proposer un lieu de séjour spécialement étudié pour eux. (Reiter n’ajouta pas qu’il considérait cela comme une perte de temps et d’efforts, car il y avait bien plus à gagner en vendant des boissons alcoolisées qu’en offrant un endroit calme pour les étudiants sans le sou.) Et il a fait savoir aux marchands qu’il était disposé à leur acheter tous les livres qu’ils possédaient.

— Votre père... comment va-t-il ?

— Il est mourant. »

Anajinn inclina la tête en signe de compassion.

« Puis-je faire quoi que ce soit ? s’enquit-elle. Le voir, peut-être ?

— Il n’est plus trop lucide, ces temps-ci. Je préfère ne pas le perturber en faisant remonter de vieux souvenirs à la surface. »

Anajinn le dévisagea un moment avant de répondre.

« Comme vous voudrez, fit-elle enfin avant de changer de sujet en constatant qu’ils avaient atteint la porte de la bibliothèque. Avez-vous récupéré beaucoup de nouveaux livres depuis ma dernière visite ?

— Je pense, oui, répondit Reiter, qui ne lisait pas, en ouvrant la porte. Voilà, nous y sommes.

— Merci. »

Anajinn recula et ses cheveux frôlèrent la main de Reiter. Ses cheveux blonds, réalisa-t-il soudain. La mémoire lui revint d’un coup. Les cheveux bruns de la maîtresse, son nom...

« Vous... vous n’êtes pas Anajinn ! Vous êtes son apprentie !

— Plus maintenant, lui répondit-elle avec un petit sourire empreint d’ironie.

— Mais... l’armure... et vous m’avez dit que votre nom était Anajinn !

— C’est le cas. »

La stupéfaction de Reiter se mua en colère. Il eut soudain la certitude qu’elle se moquait de lui.

« C’était le nom de votre maîtresse !

— Et aujourd’hui, c’est le mien, confirma-t-elle sans se départir de son sourire. Cela est-il donc si étrange ?

— Vous... (Reiter baissa le ton.) Vous vous exprimez même comme elle, siffla-t-il. Avez-vous fait tout cela pour vous payer ma tête ? Vous ne pensez pas m’avoir suffisamment humilié, la dernière fois ?

— Je ne voulais pas vous manquer de respect. Je suis une croisée et mon nom est Anajinn. Comme ma maîtresse, et sa maîtresse avant elle.

— Vous vous appelez toutes pareil ?

— Quand j’ai récupéré le bouclier de ma maîtresse, j’ai également endossé sa cause et son nom.

— Vous avez récupéré son bouclier ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Votre maîtresse est-elle... (Morte ? Reiter réalisa soudain qu’il n’avait pas envie de le savoir. Il s’empressa donc de changer de sujet.) Vous cherchez toujours des livres au sujet de la ville d’Ureh ?

— Non. Je suis en quête de renseignements sur les mémoires perdus de Tal Rasha.

— Je vois, répondit Reiter, qui ignorait totalement de quoi elle parlait. Dans ce cas, je vous laisse. »

Se repliant le plus rapidement possible, il retourna dans la grande salle, où Béa l’attendait.

« Une nouvelle cliente ? (Reiter hocha la tête d’un air distant.) Qui est-ce ?

— Elle est déjà venue ici il y a quelques années. Je crois bien qu’elle n’a pas toute sa tête », répondit-il à mi-voix.

Béa ne chercha pas à masquer son scepticisme.

Reiter débarrassa la table des marchands et apporta une nouvelle carafe d’eau à l’homme attablé à l’autre bout de la salle. Pas de doute, elle est vraiment folle, songea-t-il en remplissant le verre du client à ras bord. Il faut l’être pour prendre le nom et la vie d’une autre. Ce n’est pas raisonnable. Il essaya de calculer combien de temps il lui faudrait pour vendre tous les livres de la bibliothèque une fois son père décédé. Mieux valait probablement que la croisée n’ait plus jamais de raison de revenir.

Une voix sévère interrompit soudain ses réflexions.

« Aubergiste, fit l’homme de religion qu’il venait juste de servir. Qui est cette femme ? Celle qui porte une armure.

— Je n’en suis pas sûr, répondit Reiter, en comprenant que c’était vrai. Elle est bizarre. »

L’homme referma son livre d’un geste ferme. La couverture de l’ouvrage était frappée d’un des symboles les plus connus de l’Église de Zakarum, et Reiter remarqua qu’il ressemblait étrangement à celui qui ornait le tabard d’Anajinn. D’ailleurs, à bien y réfléchir, l’inconnu était arrivé vêtu d’une armure qui n’était pas sans lui rappeler celle de la croisée.

« Elle est déjà venue ici ? » voulut savoir l’homme.

Son air inquisiteur ne plut guère à Reiter.

« Une fois, il y a des années. Je n’étais encore qu’un enfant, répondit-il, espérant que son ton était suffisamment désintéressé. Déjà, à l’époque, je l’avais trouvée étrange. Pas vraiment raisonnable, mais pas dangereuse non plus. (Il se dit soudain qu’il s’était peut-être mépris sur les intentions de l’inconnu.) Ce... c’est une de vos amies ?

— Non, répliqua l’autre d’une voix plus froide que la glace. Pas vraiment raisonnable, dites-vous ? Intéressant. Et vous, aubergiste ? Vous considérez-vous comme quelqu’un de raisonnable ?

— J’imagine...

— Vraiment ? Et quelle raison un homme raisonnable pourrait-il avoir d’abriter une hérétique ? »

Reiter fit un pas en arrière.

« Pardon ?

— J’ai vu les symboles sur son tabard et son armure. Ils n’ont rien de décoratif. (L’homme se leva et, pour la première fois, Reiter réalisa combien il était imposant.) Je suis un paladin de la Main de Zakarum, et ma mission consiste à dénicher la corruption et l’hérésie partout où elles se terrent. (Il toucha la poitrine de Reiter de l’index ; l’aubergiste faillit tomber à la renverse.) Ce n’est pas la Lumière que je sens en elle, mais autre chose. Vous ne pouvez l’autoriser à loger dans votre auberge si vous servez notre foi. Est-ce le cas, aubergiste ?

— Oui, oui, bien sûr, s’affola Reiter.

— Alors, pourquoi tolérez-vous sa présence ? »

Reiter ne put s’empêcher de trembler. Il n’avait jamais vu un paladin dans une telle colère.

« J’accueille tous ceux qui disent avoir la faveur de la Lumière. Comment aurais-je pu me douter, à son sujet ? se défendit-il, quand une idée lui vint brusquement. Elle m’a dit être une croisée, alors, j’ai naturellement pensé qu’elle était fidèle à votre ordre. Pardonnez-moi. (Il tomba à genoux, s’avilissant devant l’homme.) Mais mon ignorance semble m’avoir conduit à commettre un horrible péché. Pourrez-vous me le pardonner, mon bon seigneur ? »

Il retint son souffle. Il y eut une pause, qui s’éternisa.

« Une croisée ? s’interrogea finalement l’homme. Pourquoi ce nom me rappelle-t-il... »

À la dérobade, Reiter jeta un coup d’œil vers l’étage. Mais le paladin ne le regardait même pas.

« Donnez-m’en l’ordre et je la chasserai de mon auberge sans attendre, mon bon seigneur.

— Oui, répondit machinalement le paladin, perdu dans ses pensées. Dites-lui de me retrouver devant votre établissement. Je vais personnellement m’enquérir de ses intentions. Et, s’il le faut, je me chargerai d’elle. »

Sur ces entrefaites, il gravit l’escalier, emportant son livre. Mal à l’aise, Reiter s’essuya le front. Il était en sueur. Excellent, ça, se dit-il. Anajinn n’avait qu’à régler ses affaires avec le paladin. Dehors, le plus loin possible de l’auberge. Il entendait des cliquetis métalliques en provenance de l’étage, signe que l’homme était en train d’enfiler son armure. Reiter en frémit de peur.

Mais il ne fallait surtout pas qu’Anajinn comprenne combien il était terrifié. Elle l’avait déjà bien assez humilié comme cela avec un peu d’eau et de sang. Non, il allait tout simplement lui dire de s’en aller. Le reste n’avait pas d’importance. L’auberge lui appartenait, après tout. Ou du moins, elle lui appartiendrait à la mort de son père, et il voulait qu’elle s’en aille. C’était une requête on ne peut plus raisonnable.

Anajinn était en train de consulter un ouvrage épais quand il entra dans la bibliothèque.

« Anajinn, ou quel que soit votre nom, vous devez vous en aller sans attendre. »

Elle se contenta de lui jeter un bref coup d’œil et tourna la page, suivant le texte qu’elle lisait de son doigt ganté.

« J’ai entendu quelqu’un qui avait l’air très en colère, commenta-t-elle enfin.

— Il y a un homme... un paladin. Il dit que vous êtes une hérétique.

— Voilà qui ne m’étonne pas, répondit-elle en éclatant de rire, sans pour autant cesser sa lecture. A-t-il menacé de me tuer ?

— Euh, non... enfin, oui, balbutia Reiter, qui tenta de raffermir sa voix. Je crois qu’il a l’intention de mettre un terme à votre existence. Il vous attend au-dehors.

— C’est gentil de sa part de vous avoir envoyé me prévenir. »

Elle lisait toujours. Reiter ne tenait plus en place.

« Vous... vous n’allez pas l’affronter ? demanda-t-il nerveusement.

— Si, je finirai bien par y aller. Du moins, s’il est toujours là. J’espère pour lui qu’il n’est pas pressé, j’ai encore de nombreux livres à lire. Il trouvera peut-être mieux à faire, d’ici-là. »

Reiter ne savait plus quoi faire. La traîner dehors ne semblait pas être une option, mais il n’abandonna pas pour autant.

« Anajinn, je veux que vous quittiez mon auberge, tout de suite, réessaya-t-il, avant d’exploser en voyant qu’elle ne réagissait toujours pas. Mais c’est quoi, votre problème ? Que peut-il y avoir dans ce livre qui soit plus important que le fait qu’un homme cherche à vous tuer ?Par les Enfers, qu’est-ce qui vous a pris de revenir chez moi ? »

Anajinn poussa un soupir et posa son livre avant de se redresser sur sa chaise dans un cliquetis métallique.

« Votre père avait demandé à ma maîtresse...

— La vraie Anajinn ? l’interrompit Reiter. La première ? »

Elle ne parut pas s’en offenser.

« Oui. Sauf qu’elle n’était pas la première. La croisade d’Anajinn a débuté voici plusieurs siècles. Votre père nous a interrogées à ce sujet, poursuivit-elle sans tenir compte de la stupéfaction de son interlocuteur. Il ne vous en a pas parlé ? (Reiter secoua la tête, les lèvres pincées.) Dans ce cas, je serai brève. Je cherche quelque chose qui pourrait m’aider à sauver ma foi.

— La sauver... mais de quoi ?

— La déliquescence, répondit-elle avec un sourire empreint de tristesse. La corruption.

— Mais pourquoi ce paladin vous hait-il à ce point ?

— Aimeriez-vous que l’on vous dise que votre foi est pourrie de l’intérieur ? Vouée à s’éteindre en causant d’incommensurables souffrances dans ses spasmes d’agonie ? Je ne pense pas que ce paladin soit de haut rang. Seuls les membres les plus éminents de son ordre sont au courant de notre croisade. S’il en faisait partie, il n’attendrait pas patiemment que je sorte.

— Et que ferait-il ?

— Il raserait votre auberge pour être certain de m’occire, répondit Anajinn, dont le ton se fit soudain plus dur. J’ignore si je pourrai lui faire entendre raison. Dans le cas contraire, je serai sans doute obligée de quitter le village. Je vais donc achever ma lecture avant d’aller à sa rencontre.

— Mais il a menacé de me tuer, moi aussi ! »

Voilà, il l’avait dit. Il y eut une pause.

« Vraiment ? demanda enfin Anajinn.

— Enfin, pas expressément, mais...

— Mais vous vous êtes senti menacé, l’interrompit la croisée en refermant son livre. Dans ce cas, je m’en vais sans attendre. Je ne voudrais pas que vous couriez le moindre risque à cause de moi. Mais ce livre... accepteriez-vous de me le vendre ? Je peux vous en offrir un bon prix. »

Reiter la dévisagea sans répondre.

***

Amphi sentait sa patience s’étioler un peu plus à chaque battement de cœur, tel un sablier se vidant grain par grain. Pour ne rien arranger, le vent balayait la route devant l’auberge, projetant du sable sur son armure.

« Une croisée », bougonna le paladin.

Il ne se souvenait plus où il avait entendu ce terme pour la première fois. L’avait-il vu dans un livre ? Était-ce lorsqu’il était acolyte à Kurast ? Non, il en avait la certitude. Alors, pourquoi ce nom le dérangeait-il à ce point ? Les croisés n’étaient pas des alliés de son ordre, il le savait, mais même à ce sujet, ses connaissances étaient par trop incomplètes. Les symboles ornant l’armure de la femme avaient été reproduits avec force détails et une grande fidélité. Il n’y avait donc aucun blasphème manifeste à ce niveau-là. Et ce n’était pas une de ces comédiennes qui se peignaient les symboles de Zakarum sur le corps avant d’aller gesticuler dans les tavernes de mauvaise réputation.

Cennis. Cela faisait des années qu’Amphi n’avait plus pensé à lui. Passionné de savoir, le garçon avait été l’un de ses meilleurs amis lors de ses études religieuses dans les temples de Travincal. Elle était peut-être là, la raison de son trouble. Une nuit, Cennis s’était introduit dans le bureau d’un ancien de la Main de Zakarum pour y dérober un livre. Les yeux brillant d’excitation, il avait par la suite révélé à Amphi tout ce qu’il avait appris, toutes ces choses dont on ne leur avait jamais parlé. Il avait également semblé un peu effrayé, car il avait découvert un savoir secret, des crimes étouffés. Des fractures au sein de la foi. Bizarrement, Cennis avait disparu peu de temps après, et Amphi...

Qu’est-ce qui avait bien pu arriver à son ami ? Amphi sentit la colère l’envahir, comme à chaque fois qu’il pensait à sa jeunesse. C’était comme si ses souvenirs étaient enfouis dans une fosse immonde sur laquelle il était incapable de se pencher sans que cela déclenche une rage terrible en lui. Bien vite, sa curiosité disparut dans un ouragan de fureur et...

La croisée. Amphi sentait sa patience s’étioler un peu plus à chaque battement de cœur, tel un sablier... Il appuya des deux mains sur ses tempes et ferma les yeux. À quoi était-il en train de penser ? Un ami de jeunesse ? Oui, c’était cela. Il le chassa de son esprit. Il avait des sujets de préoccupation autrement plus importants.

« Vous vouliez me parler ? »

La voix le ramena à l’instant présent. Elle était là.

Amphi nota machinalement que les gens rentraient chez eux un peu partout dans la rue. Villageois comme voyageurs avaient manifestement décidé de se mettre à couvert, ce qui était sage de leur part. Brusquement, il remarqua que la femme le regardait étrangement, la tête inclinée sur le côté.

« Vous vous sentez bien, paladin ? s’enquit-elle.

— Dites-moi comment vous vous appelez, rétorqua-t-il sèchement. Je veux savoir qui vous êtes, si le mal qui vous contrôle...

— Je me nomme Anajinn, répondit-elle en haussant un sourcil. Je suis une croisée et j’espère que nous allons pouvoir discuter calmement.

— Je ne négocie pas avec le mal, cracha Amphi. Je l’écrase partout où je le croise.

— Excellent ! fit joyeusement Anajinn. Dans ce cas, nous avons au moins un point commun. Mais je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à écraser, aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous trouble de la sorte ? »

Amphi sortit vivement son épée du fourreau. Cela ne sembla en rien troubler la jeune femme, ce qui accentua encore la colère du paladin.

« Vous êtes une hérétique, n’est-ce pas ? l’accusa-t-il.

— Non.

— Vous prétendez avoir la même foi que moi ? rugit-il. Que vous obéissez à Zakarum ?

— Pas de la manière dont vous le pensez, répondit Anajinn en le regardant avec sympathie. Nous avons beaucoup en commun, paladin. Énormément, même. Nous voulons tous deux la même chose. »

Amphi cracha par terre. Pourquoi le venin de cette femme l’affectait-il à ce point ? Il avait toutes les peines du monde à se retenir de l’attaquer sans attendre. Le besoin de la frapper ne faisait qu’enfler en lui, mais il résista, poursuivant d’une voix masquant mal sa tension.

« Ces symboles que vous arborez... ils sont sacrés. Vous n’avez pas le droit de les porter.

— Mais ce n’est pas vraiment ce qui vous dérange, n’est-ce pas ? rétorqua Anajinn. Dites-moi ce que vous savez de moi.

— Vous profanez ma foi.

— Comment ?

— Je n’en sais rien ! concéda-t-il dans un rugissement.

— Voilà ce que, moi, je sais, poursuivit calmement la croisée. Je sais que le mal peut se développer partout. Absolument partout, croyez-moi. Même au sein de ceux qui prétendent défendre la vertu et la justice. Surtout s’ils n’y prennent pas garde.

— Taisez-vous, murmura Amphi, mais sa colère se dissipait peu à peu.

— Je sais aussi que le chemin que vous avez emprunté pour arriver là où vous êtes aujourd’hui est rempli de regrets. Je sais que vous accordez une grande valeur à ce qui est juste et que vous en êtes venu à vous dire que quelque chose n’allait pas au sein de la foi. Que vous luttez pour comprendre de quoi il s’agit. Et surtout, je sais que vous êtes fort, car vous n’avez pas encore totalement succombé au mal.

— Arrêtez, je vous en prie », la supplia-t-il.

Elle avait raison sur tous les points. Sans cesse, il s’interrogeait sur les actes de son ordre. La confusion la plus totale régnait dans son esprit.

« Je sais également que vous avez ressenti la gloire merveilleuse de la Lumière, sans quoi vous auriez renié votre serment, poursuivit-elle. Mais vous ne l’avez perçue que dans les champs, dans le vaste monde, au contact des gens... jamais à Travincal, dans les temples de votre ordre. Et j’ai la certitude que vous en connaissez la raison. Tout au fond de votre cœur, vous le savez, même si l’on vous a toujours caché les réponses. »

Amphi ressentit une vive douleur entre ses yeux. Sans un mot, il baissa la tête. Une tempête bouillonnait sous son crâne. Se laissant emporter par la fureur de la tourmente, il chercha la vérité en son sein.

Il trouva une pierre enveloppée de ténèbres.

Quelque chose céda brusquement en lui et ses doutes disparurent en un instant.

À la place, il n’y avait plus que de la haine. Une haine absolue, indicible.

Amphi pointa son épée vers la croisée. Pour la première fois depuis qu’il l’avait vue, il savait ce qu’il devait faire. Levant son arme à deux mains au-dessus de sa tête, il fit appel au pouvoir de la Lumière.

« J’en ai assez de tes mensonges, hérétique ! rugit-il. Meurs !

— Qu’il en soit ainsi », répondit Anajinn avec un petit hochement de tête.

Sa seule réaction fut un sourire empreint de tristesse alors qu’Amphi la frappait de toutes ses forces.

***

Reiter était trop loin pour comprendre ce que disait le paladin, mais il vit clairement le moment où la haine déforma ses traits. Le fils de l’aubergiste continua d’observer par la fenêtre le drame qui se nouait dans la rue. Sa femme vint le rejoindre.

« Recule, siffla-t-il. C’est dangereux.

— Toi d’abord », rétorqua Béa.

Reiter lui lança un regard noir, mais une vive lumière dans la rue attira de nouveau son attention.

Béa en eut le souffle coupé. Reiter tressaillit. Le paladin avait appelé... quelque chose qui brillait comme le soleil à son zénith. L’homme tint un instant la lueur au-dessus de sa tête, puis il hurla des paroles incompréhensibles à l’attention d’Anajinn avant de projeter la lumière vers elle.

Juste avant que l’astre miniature ne la frappe, Reiter vit Anajinn sourire.

Il y eut un bruit assourdissant et un immense nuage de flammes dévorantes naquit là où s’était tenue la croisée. Mais celle-ci avait disparu.

Du moins, l’espace d’une fraction de seconde.

Une vive lumière tomba du ciel, un éclair éblouissant chargé d’énergie. Anajinn s’abattit avec elle. Le paladin ne vit pas venir le coup. Et puis, il ne vit plus rien du tout.

Dans un cri de terreur, Reiter recula de deux pas, levant les bras pour se protéger les yeux de la lueur aveuglante. Quand il baissa les mains, il s’aperçut que la forme violette de l’éclair dansait encore dans son champ de vision. Clignant des yeux à plusieurs reprises, il plissa les paupières pour essayer de mieux y voir. Anajinn se tenait là, seule et calme, son fléau se balançant doucement à son côté.

Quant au paladin, il restait des signes de lui, mais éparpillés un peu partout. Et le sable avait l’air mouillé autour des pieds d’Anajinn.

Reiter se mit à trembler. Béa avait les mains serrées devant la bouche. Sans réaction, Reiter vit la croisée glisser le manche de son fléau dans la boucle destinée à l’attacher à sa ceinture, puis, après un dernier regard en direction de l’auberge, Anajinn partit vers l’ouest, comme si elle avait décidé de se laisser guider par le soleil couchant.

Son départ se fit dans un silence absolu. Le village tout entier la regarda s’éloigner en retenant son souffle.

Soudain, Reiter entendit du bruit à l’étage. La chambre de son père. Grimpant les marches deux à deux, il ouvrit la porte à la volée.

« Père ! Ça va ? » demanda-t-il, affolé.

Son père ne s’était pas senti aussi vivant depuis plusieurs mois. Il était à la fenêtre, observant Anajinn alors qu’elle disparaissait dans le désert.

« C’est bien elle, pas vrai ? Celle qui est venue il y a tant d’années. Si seulement elle était montée me dire bonjour. Elle a réglé son compte à ce pourri, pas vrai ?

— J’imagine », répondit Reiter.

La fin du voyage

Croisé

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