Il ne devait effectivement pas suivre ses pulsions.

De ses doigts noircis et tremblants, il déroula le parchemin et se mit à lire : « Jaz vay pozdravju. » Des mots cabalistiques, malaisés pour sa langue. « Prelusjem váz dobrey. » D’une main, il refit les gestes enseignés par les maîtres, mais l’épuisement le rendait imprécis et sa concentration insuffisante. « Vimenju te teysoč in enje bogev obnovium vasz. » Et cet acte-là fut parfaitement exécuté : il dirigea l’incantation précisément vers la blessure qui flottait dans l’air plutôt que vers lui-même.

Alors, gisant sur le sol et bientôt à bout de force, il vit enfin clairement. Par nature même, la créature implorait la guérison. Était-il possible de faire disparaître une blessure en la frappant ? Non, ça ne ferait que l’agrandir. La seule solution de la supprimer était… de la guérir.

Il avait agi irrationnellement, à un point insensé et dangereux. À y repenser, la créature n’avait pas lancé la moindre attaque, mais seulement contré les siennes. Il se sentait bête d’avoir été si hâtif dans ses conclusions et d’avoir pris peur devant sa nature mystérieuse et morbide. La chose n’avait que bloqué la porte, sans geste offensif.

Car, évidemment, une blessure n’avait rien d’agressif. Seule la personne qui l’infligeait l’était.

Les derniers mots franchirent ses lèvres et le parchemin tomba en poussière dans sa main. Il leva les yeux et vit que les bords lacérés de la lésion étaient recousus proprement, que la suppuration se tarissait et que la créature était à présent beaucoup plus petite. Mais elle restait robuste, pâle et, surtout, encore postée devant l’entrée de la chambre. Il dut bien se ranger à la triste évidence. Il essaya désespérément de retenir les mots cryptiques qui, déjà, commençaient à lui échapper.

Le mantra n’avait pas suffi et il n’en avait pas d’autre. Il lança un cri silencieux, une supplication adressée mentalement aux dieux. Je vous en prie ! Répondez-moi dans ma détresse !

Son désarroi ouvrit une porte dans son esprit, et il entendit une voix le chapitrer. Braque ton esprit sur ton besoin, et il reconnut ses propres paroles dans la cour d’entraînement. Concentre-toi sur cette contrainte. La contrainte était simple : jamais il ne sortirait de cette chambre vivant s’il ne terrassait pas cette aberration… Non, pas la terrasser : la guérir ! Laisse ton vœu de faire jaillir cette énergie rayonner de ton intellect à tout ton corps et ton esprit.

Il bannit toute pensée accessoire de sa conscience et se concentra uniquement sur le besoin de soigner, puis ajouta tout ce qui lui venait à l’idée, mêmes les gestes les plus insignifiants. Il leva les mains vers la créature en marmonnant des mots vaguement rassurants puis, voyant à quel point la chose flottait près de lui, il étendit les bras et se serra contre elle, sentant l’énergie couler de lui à elle. Après d’interminables minutes d’exténuante concentration, il sentit ses yeux se fermer. Ses bras retombèrent au sol et il succomba à l’épuisement.

Il resta allongé, trop faible pour bouger. Et le sommeil finit enfin par l’emporter, tel un délicat baiser déposé sur son front.


Il ne sut jamais combien de temps il resta inconscient, ni comment il recouvra assez de force pour ouvrir les yeux et relever la tête, mais il finit par voir qu’il était seul. Plus de présence menaçante au-dessus de lui. Il attendit longtemps, mais finit par accepter ce que lui disait son instinct : la blessure n’était plus là. Soignée, elle avait disparu.


Il se dressa sur un coude et découvrit une deuxième salle, plus petite et qu’il n’avait pas vue avant ; guérir la blessure devait avoir déclenché son ouverture. Elle était à peine plus grande qu’une cellule du monastère, et il y trouva de quoi se restaurer : un pot d’eau pour étancher sa soif et de la viande salée pour se sustenter. Même terriblement affaibli il n’eut aucun plaisir à s’alimenter, mais mangea et but lentement, sans entrain, l’esprit complètement occupé par tout ce qu’il venait d’apprendre. Il examina les murs de la chambre et ce qui permettait de la dissimuler : sans doute aucun, c’était une manifestation du pouvoir, peut-être créée par les maîtres et faite pour durer sans fin. Il la percevait grâce à son aptitude naissante, car l’épreuve traversée ce jour-là avait ouvert une porte dans son esprit et il sentait à présent la force des dieux, au moins à un niveau primitif, partout où elle affluait.

Tout en mastiquant machinalement sa viande et en buvant son eau, il regarda autour de lui et s’aperçut que la chambre recelait bien plus de pouvoir qu’il ne l’avait d’abord pensé. Bien plus.

Il déglutit et observa de plus près.

Intuitivement, il avait déjà compris que l’invocation d’une créature mystique comme la blessure exigeait à la fois maîtrise et emprise : il fallait qu’elle apparaisse à peu près en même temps qu’un nouvel arrivant du monastère et disparaisse, qu’elle ait été guérie ou non, en déclenchant l’ouverture de la chambre cachée pour que le vainqueur s’y restaure.

Ou en emportant le cadavre du vaincu.

En plus de percevoir l’afflux de pouvoir, il en détectait à présent l’objectif : la dissimulation. Les maîtres avaient occulté autre chose. Il se demanda quoi et son pouls s’accéléra, mais il dompta immédiatement ses pensées et émotions, se rappelant ce qui permettait aux moines de l’Ordre céleste d’utiliser la force des dieux : un esprit en harmonie.

Sans hâte aucune, il prit des inspirations longues et régulières, puis, enfin apaisé, il tendit une main pour toucher le pouvoir. D’un geste, il lui ordonna : Disparais.

Une autre chambre fut révélée, et avec, les cadavres de ses compagnons novices qui y gisaient sans vie.

Il y en avait beaucoup, certains dans un état d’abandon et de putréfaction à la fois répugnant et touchant. Des squelettes, aussi, couverts de poussière, et des corps desséchés à divers états de décomposition : les novices envoyés affronter cette épreuve étaient rares, et ils devaient donc tous être ici, tous les orphelins rebelles qui avaient rêvé de devenir moines depuis des temps immémoriaux. Il les observa un à un, jusqu’à ce que l’un d’entre eux retienne son attention, car il paraissait à la fois plus récent et plus grand que les autres.

Frères d'armes

joaillier

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