Il fut tenté de regarder en arrière, d’où il était venu, mais savait que Gachev ne l’avait pas suivi. La voix montait de son esprit. C’était la voix de sa peur.

Il mesura cette peur à tout ce en quoi il croyait. Il avait jusque-là suivi ce qu’il pensait être les signes envoyés par les dieux, et ne dévierait pas de son chemin maintenant.

Hardiment, il fit quelques pas sur le sol de pierre de la salle.

Il n’y eut ni barreaux refermés derrière lui, ni montée d’eau dans la salle. Les murs ne bougèrent pas pour l’écraser : l’énergie qu’ils renfermaient continuait à battre à rythme régulier. Toute idée de direction avait disparu du battement quand il était entré : il était là où les dieux voulaient qu’il soit.

Mais que venait-il y faire ?

Il attendit. Malgré la pulsation des murs, il perdit toute notion du temps passé là. D’une seconde ou d’une heure à l’autre, sa situation restait la même, insoutenable : il avait suivi son instinct, ce qu’il pensait être la volonté des dieux, mais n’était arrivé, à bout de force, qu’à une impasse. Il sentit à nouveau le sang lui monter aux tempes et son pouls s’accélérer. La colère lui rendit la perception du temps : il attendait là depuis une éternité. Sa frustration lui criait de partir immédiatement.

Mais quelque chose le retint. Au fond de son esprit il voyait le visage de Vedenin, son sourire sardonique en le voyant revenir aux portes du monastère habillé de honte. Jamais il ne céderait à un tel échec, dût-il passer là une infinité d’éternités.

Les dieux lui parleraient. Mais à l’instant choisi par eux, pas par un simple novice.

La lueur prit une teinte plus sombre. Respecte la volonté des dieux, lui disait-elle. Ne bouge pas. Attends leur bon vouloir.

La patience n’avait jamais été son fort. Il se força à plier les genoux et adopta une position soumise. Quand la douleur devint insupportable pour son corps éprouvé, il invoqua la litanie qui lui permettrait de calmer son esprit pour se séparer de la souffrance. Douleur, sois la bienvenue chez moi. Tu n’y logeras que brièvement mais, pendant ton séjour avec moi, je t’accueillerai comme une invitée d’honneur.

Il demeura ainsi pour ce qui lui sembla une nouvelle éternité. Il luttait en vain. La pulsation de douleur envahissait sa conscience et le confinait sur le plan matériel, loin du divin. La sueur lui coulait dans les yeux, tombait sur la peau de ses genoux au-dessus de la pierre. Le bourdonnement de ses tempes et le son des gouttes vinrent le distraire du doux battement émanant des murs. Les bruits vinrent remplacer les railleries de Gachev, il était assiégé par leur implacable uniformité : la lumière montée des murs, le moite miroitement de la mousse, la trépidation…

Hein ?

Il secoua la tête et essaya de revoir les derniers instants. Oui, il y avait eu un subtil changement dans l’oppressante monotonie. Il réfléchit furieusement pour l’identifier.

Les lichens qui pendaient des murs, tenaces touches de vie naturelle dans ce carcan de pierre. Balançaient-ils déjà ainsi quand il s’était agenouillé ? Et si oui, comment ? Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

Yeux fixés dessus, il en fut certain : Non, ils ne bougeaient pas quand je suis arrivé. Il ne tarda pas à comprendre ce qui les agitait ainsi.

Une vapeur opaque s’infiltrait entre les briques, devant ses yeux. Elle montait dans l’air au-dessus de lui, assez légère pour être balayée d’un souffle mais dégageant pourtant une impression substantielle et menaçante. Il vit de minuscules courants la traverser en écho aux pulsations lumineuses des murs.

La chose semblait prendre forme en puisant à la lueur nacrée. Dedans, quelque chose se dégradait. Elle suait à présent la corruption.

La chambre prit de nouvelles teintes : jaune, vert et bleu, dans des nuances morbides. Les couleurs et leur source s’agrégèrent et s’épaissirent. L’impression de maladie croissait sous ses yeux, et il lutta pour appréhender le concept qui s’imposait peu à peu : cette chose était un abcès.

Le cœur même de l’amas semblait défier ses yeux : il n’y avait qu’un vide.

Il finit par comprendre : il contemplait une blessure, une fine et longue entaille suspendue en l’air. La chose outrageait ses sens comme ses sensations : elle n’était ni vaguement humaine, ni réellement informe, ni même fantasmagorique. C’était une lésion désincarnée, sans corps ni chair où avoir été infligée, comme si l’air lui-même avait été meurtri par une arme inconnue. Il se demanda quelle lame pouvait avoir tracé telle lacération et, instinctivement, posa la main sur le katar à sa ceinture.

Il restait là, paralysé, main effleurant la poignée de son arme, et la blessure l’attendait, respirait. Diminué comme il l’était, il se sentait dominé, menacé par sa présence. Il comprenait au moins qu’elle était une insulte à l’univers qu’il connaissait, un être mystique, doué de vie, envoyé pour fendre sa réalité comme l’air devant ses yeux l’avait été un jour par une lame.

La chose bougea et il fit un pas en arrière. Aussi fasciné que révulsé, il ne se rendit pas tout de suite compte qu’on le manipulait et resta donc lent à réagir. Quand enfin il comprit, il saisit son katar de sa main droite et voulut frapper la blessure. Alors elle adapta son comportement au sien et se mit à anticiper ses mouvements, fuyant chaque coup de son arme comme dans une danse macabre. Il se rendit compte, mais bien trop tard, que ses esquives l’avaient placée en position de force : elle bloquait à présent la seule issue de la chambre.

Il regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’en sortait aucune autre des murs. L’engourdissement qui gagnait à présent ses jambes, son dos et ses épaules devenait trop lourd pour qu’il puisse l’ignorer. Sa force et son endurance n’étaient pas infinies et il approchait l’épuisement total. Au monastère céleste, les moines n’avaient pas coutume de se satisfaire d’une égalité : les maîtres apprenaient à leurs élèves à chercher des solutions aux problèmes de l’existence, pas à s’y complaire. Il devait triompher de cette épreuve sans tarder, avant que ses dernières forces le quittent. Au diable ses intimidations, se dit-il en fonçant brusquement vers la porte de la chambre.

Mais l’apparition lui barra la route et, non contente de se dresser sur son chemin, elle se lança vers lui et le frappa avec brutalité. Le coup sembla provenir de tout son être, et son contact était moite et brûlant.

Il était furieux d’avoir ainsi baissé sa garde. Malgré une tardive tentative d’esquive, il avait été touché à la joue et sentait une souillure putride lui couler sur la nuque. Son cœur se révulsait comme s’il venait d’être contaminé, et il saisit le pli de sa tunique sur ses épaules pour essuyer l’infâme liquide. Mais sa brûlure demeurait et il en sentit la présence tout autour de lui, l’abjecte fange sur sa peau et même incrustée dans ses cheveux moites et huileux. Jeté au sol par l’agression, il leva tardivement son katar comme pour bloquer toute nouvelle attaque et se sentit immédiatement ridicule. Pourquoi diable n’avait-il pas frappé avec son arme pour s’ouvrir la voie ?

Il allait corriger cette erreur. Une fois relevé il se jeta sur la chose, mais elle riposta si vite que malgré toute sa concentration il ne put utiliser l’arme qu’au plus primitif : il la fendit brutalement, mais sans libérer d’énergie. Assailli par la peur, il n’avait pas réussi à concentrer son esprit, cette force dont il n’avait pourtant jamais eu besoin si vital.

Il recula, prêt à encaisser une contre-attaque, et vit alors l’effet de son coup : malgré sa faiblesse, la lame avait porté. L’apparition tremblait et sembla se flétrir. Mais la brèche parut s’élargir encore et, d’une source inconnue, se mit à dégouliner de sang sur le sol de pierre. Avec horreur, il la vit croître à chaque soubresaut de douleur. Et à cet instant, tempes encore bourdonnantes et veines encore chargées d’adrénaline après sa dernière attaque, il sut que c’était le moment où jamais. La créature était en train de se reprendre et il devrait frapper sur-le-champ, sans plus attendre ! Il leva sa lame à nouveau et, cette fois, concentra son esprit sur l’énergie dont il avait besoin.

Cette épreuve était essentielle. Manifestement, il devait y faire montre de force autant que de ressource pour prouver aux maîtres qu’il était digne de poursuivre sa formation, et, par les mille et uns, il leur montrerait.

Mais à sa grande honte il n’y parvint pas au premier coup. Invoquer le pouvoir était devenu instinctif à force d’entraînement dans la cour du monastère céleste, mais il n’était plus à l’entraînement. Concentre-toi, fulmina-t-il. Visualise la décharge. Fiévreusement, il retraça les étapes. Braque ton esprit sur ton besoin. Intensifie ta détermination. Laisse ton désir faire jaillir l’énergie de tout ton corps et ton esprit.

Mais dans l’urgence de son besoin, il oublia qu’il ne pouvait agir avec précipitation et remplacer sa détermination par la hâte. Son attaque fut donc faible, inapte, dénuée de tout pouvoir.

Jusqu’à l’ultime instant. Mais la blessure finit par se rassembler pour frapper à nouveau et ce fut la peur d’une nouvelle contre-attaque qui lui fit trouver l’énergie ; elle surgit au moment où il sentit la chose lancer sa riposte. La panique née de son impuissance fit monter l’énergie dans sa lame et un bref éclair jaillit dans toutes les directions. Choqué, il perdit tout contrôle et fut projeté en arrière.

Il roula, mais son crâne percuta violemment la pierre et bien que son instinct le poussât à se relever aussitôt, il resta un long moment tête baissée, immobile, pris d’un intense vertige. Où était donc passée sa maîtrise du katar ? N’avait-elle été qu’un fantasme ? Ou le danger était-il simplement trop grand pour lui ? Il ne pouvait mesurer la gravité de sa blessure, mais au premier regard vers son adversaire il vit que l’impact les avait affectés tous les deux.

Malgré toute l’horreur qu’avait pu lui inspirer la chose, la terrible réalité ne pouvait que s’imposer : elle était encore plus grande et purulente qu’avant.

À présent, elle le dominait de toute sa hauteur. Elle était pourpre et enflammée sur toute sa longueur, irradiait la meurtrissure. De traits bien tracés, les marques de sa lame n’étaient plus que boursouflures, comme arrachées à mains nues. La créature exsudait violemment, prise de violentes bouffées, et l’atmosphère de corruption s’était encore alourdie. Pour la première fois, il eut du mal à respirer, comme si ses poumons se chargeaient d’impureté à chaque souffle. Et, bien pire encore, la chair meurtrie de la blessure suintait à présent l’acide à chaque convulsion. Une projection l’effleura et il sentit la brûlure sur sa peau.

Il projeta son esprit et, au lieu de concentrer sa détermination, il s’ouvrit au tumulte de son courroux et s’aperçut qu’il gisait en lui, sourd et bouillonnant. Mais après l’expérience de l’ascension avec Gachev, il savait que même la colère était un don des dieux : il rompit la transe impulsive de sa rage et la dompta pour la canaliser.

L’éclair qui jaillit de la lame était pur, et son coup bien porté. Une grande gerbe de flamme, la plus puissante qu’il ait vue, partit de l’arme et l’énergie animée de colère les projeta à terre. L’onde de choc fendit les murs de la salle et se répercuta vers eux, les frappant de deux côtés. Il perdit momentanément pied dans l’explosion et, quand il rouvrit les yeux, il gisait sur le dos, affaibli par le choc.

Il devait lutter pour respirer mais était heureux d’avoir survécu. Sans nul doute, l’attaque avait suffi et la créature était vaincue ; il voulut tourner la tête pour vérifier mais en était incapable… Un instant plus tard, il sentit l’amère morsure du désespoir en voyant la blessure entrer dans son champ de vision, plus abjecte, grande et forte que jamais. Comment était-ce possible ? Les dieux se jouaient-ils de lui ? Il examina à nouveau les entrailles dégoulinantes et vit que là où le pus gouttait, la pierre se consumait : même les excrétions avaient gagné en puissance, comme s’il était en train de nourrir une flamme en cherchant à l’éteindre.

Il n’avait plus aucune ressource. Il était si épuisé que lorsque des gouttes de pus corrosif tombèrent sur sa peau, même les décharges de douleur qui le traversèrent ne lui donnèrent pas assez d’énergie pour tressaillir. Il vit quelle serait sa fin avec une clarté absolue : une mort lente, englouti par la maladie et la souffrance.

« Tu n’es qu’un idiot, dit une voix. Tu es orgueilleux, impulsif et faible. » Il savait à qui elle appartenait. C’est Gachev, venu me voir enfin mourir. Seule la plus infime partie de son esprit gardait assez de force pour s’interroger : Mais n’avait-il pas dit qu’il n’irait pas plus loin ? Une nouvelle fois, ça ne devait être qu’un souvenir ; ses peurs reprenaient voix à son instant le plus vulnérable. Il les ignora. Mais Gachev reprit :

« Tu n’apporteras que déshonneur à tes frères, à ceux restés au monastère comme à tous ceux qui ont affronté cette épreuve avant toi. » Ces paroles lui cuisaient, car il les savait vraies. Dans son orgueil, il avait osé penser réussir là où tant avaient échoué avant lui, mais il ne valait pas mieux. « Tu restes braqué sur ton insignifiante douleur et cela t’empêche d’entendre les dieux. » C’était vrai. Il ne les entendait toujours pas par-dessus sa souffrance… ne les avait jamais vraiment entendus. Même pour le mantra qu’il avait emporté : s’il avait seulement pris le temps d’en appeler à leurs lumières, il aurait fait un meilleur choix. Un choix plus offensif, une attaque d’énergie qui lui aurait permis d’anéantir la blessure. « Si tu ne suis que tes pulsions et pas les dieux, jamais tu ne me sauveras. » Il comprit à quel point il s’était fourvoyé : que pouvait-il attendre à présent d’un pouvoir de guérison ? Le mantra ne ferait que prolonger sa souffrance, le ranimer pour une nouvelle attaque qui ne ferait encore que grandir la créature…

 Il resta interdit. Les paroles de Gachev venaient de le frapper. Jamais tu ne me sauveras. Comment ça, le sauver ?

« Si tu ne suis que tes pulsions, toi aussi tu mourras. »

Mes pulsions. Il baissa les yeux ; le mantra de guérison était encore dans la poche de sa tunique déchirée et, en le sortant, il vit que le parchemin était taché et calciné, presque détruit par les explosions de pouvoir avant même d’avoir été utilisé.

Il releva les yeux vers l’infernale créature qui lévitait au-dessus de lui, cette ignoble blessure qui hantait la chambre d’épreuve. Une lésion qui malgré toutes ses attaques ne faisait que croître.

Et à cet instant, il comprit.

Frères d'armes

joaillier

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